L’établissement : Une reconversion en menuiserie réussie

L’établissement : Une reconversion en menuiserie réussie
L’établissement : Une reconversion en menuiserie réussie

Rencontre avec Quentin Pigeat—architecte devenu menuisier, le fondateur de “L’Établissement” nous explique le pourquoi et le comment de sa récente reconversion

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Tu as un passé d’architecte sur des projets de rénovation de très grande envergure, et tu es aujourd’hui menuisier et designer d’objets et espaces contemporains. Est-ce que tu peux expliquer ce qui a motivé cette décision de transition ?

J’ai passé mes six dernières années d’architecte chez François Chatillon à gérer des projets complexes sous forte contrainte. J’y ai notamment conduit les restructurations de la Cité de Refuge (Le Corbusier), de la piscine des Amiraux (Henri Sauvage) et la restructuration du Musée Carnavalet.

Mais j’ai ressenti le besoin de retrouver un processus créatif plus direct, moins étiré dans le temps. L’architecture impose un rythme lent, avec de nombreux ajustements avant la réalisation. J’avais envie d’un rapport plus immédiat à la matière et à la fabrication, ce qui m’a conduit à changer de voie.

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Qu’est-ce que tu as gardé de ton métier d’architecte qui te sert dans ton activité actuelle ? Et à l’inverse, y a-t-il des aspects du métier d’architecte qui te manquent ?

Je dirais que j’ai migré vers deux métiers : le design et l’artisanat en menuiserie. L’architecture m’a donner des clés pour créer, résoudre des problèmes et gérer des contraintes. Aujourd’hui, ces compétences me servent autant dans la conception que dans la fabrication d’objets. L’œil est toujours sollicité : proportions, équilibre, mise en scène. Mon expérience passée a donc été fondamentale. Pour ce qui est du manque, il ne se fait sentir pour le moment, mais je serais intéressé à réfléchir à nouveau à la conception d’espace.

 

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Il semble donc y avoir une inversion du ratio entre créativité et résolution de problèmes, où la partie créative prend désormais plus de place que la partie technique et contraignante ?

Oui. En architecture, la gestion des contraintes prend souvent le pas sur la création. Aujourd’hui, même lorsqu’il y a des défis techniques, ils sont plus concrets et immédiats : comment assembler ces pièces ? comment obtenir la bonne finition ? À l’atelier, je conçois de nouvelles pièces en continue. Dès qu’une idée émerge, on la réalise rapidement, et de nouvelles questions surgissent. C’est un processus plus fluide, plus instinctif.

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Après ton expérience chez François Chatillon, tu as suivi une formation avec les Compagnons du Devoir. Durant cette période, tu as fait tes « armes » à l’Atelier de la Boiserie, où tu es resté quelques mois supplémentaires. Peux-tu nous parler de cette transition : Pourquoi as-tu choisi les Compagnons du Devoir ? Et qu’est-ce qui t’a poussé vers cet apprentissage à l’Atelier de la Boiserie, dont le style est très différent de ce que tu fais aujourd’hui, mais reconnu pour sa grande méticulosité ?

Les Compagnons du Devoir étaient une évidence : un gage d’excellence et un apprentissage concret par l’alternance. Un proche y avait fait son apprentissage, et j’ai vite compris l’importance de l’expérimentation et de la répétition des gestes.

L’Atelier de la Boiserie, je l’avais découvert sur le chantier du musée Carnavalet. Je connaissais donc le résultat de leur travail. J’y ai appris la rigueur et la précision du travail du bois. Même sur des tâches simples, chercher l’exécution parfaite permet d’acquérir une vraie maîtrise.

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Cette transition implique évidemment un changement d’échelle, passant du bâtiment à l’objet ou au mobilier. Face à cette nouvelle orientation, tu avais le choix parmi différents matériaux pour créer des objets en design industriel. Pourquoi as-tu choisi le bois comme matériau de prédilection ?

C’était naturel. J’aime son contact, ses textures, ses assemblages. J’aime aussi le travail en atelier. Il y a une logique constructive qui me parle en tant qu’architecte.

Mais je ne m’interdis pas d’explorer d’autres matières à l’avenir. L’atelier est déjà équipé pour expérimenter au-delà du bois.

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“Il faut s’investir pleinement dans ce que l’on fait, tout en trouvant l’équilibre entre impatience et temps incompressible pour porter les sujets à maturité.”

On dit que tu aimes beaucoup dessiner. Peux-tu nous parler de ton processus de création, de la phase de conception jusqu’à la réalisation finale ? Comment se déroulent les phases d’exécution et de production ?

Tout commence par le dessin, souvent en axonométrie. J’ai récemment réintégré les maquettes, qui permettent de mieux appréhender les volumes et d’expérimenter librement. Cette approche permet aussi d’évoluer vers quelque chose de plus expérimental, où je m’ouvre à l’imprévu à travers la maquette. La table de travail se remplit de chutes, de tourillons, de tiges — c’est devenu comme un jeu de construction où de de nouvelles idées émergent.

Ce processus sera d’ailleurs exposé à la Biennale Émergence. Mais je veux encore l’enrichir en intégrant d’autres matériaux, pour ne pas me limiter aux formes dictées par le bois.

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Est-ce que tu privilégies la maquette à la modélisation 3D ? La 3D fait-elle partie de ton processus créatif ?

Avant réalisation, je travaille en plan, coupes, élévation sur ordinateur. Pour affiner les proportions, je passe par la maquette, mais il y a toujours des ajustements à l’échelle 1. La modélisation 3D m’aide parfois, mais je préfère le dessin et la fabrication directe.

 

Concernant la phase de production, après toute l’étape de conception et de maquettes, pourrais-tu nous parler des outils que tu utilises et de ta relation avec eux, qu’il s’agisse d’outils manuels ou de machines ?

Au début, je voulais tout faire à la main, pour prouver ma maîtrise. Aujourd’hui, j’ai gagné en confiance et je privilégie les machines stationnaires pour leur précision. L’efficacité est essentielle : il faut produire et avancer.

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Ton design est remarquablement soigné et réfléchi. Il se caractérise par des lignes pures et géométriques, tout en gardant une esthétique douce grâce à ses courbes harmonieuses. Ce qui frappe particulièrement, c’est l’équilibre entre des assemblages très sophistiqués et des formes épurées. Peux-tu nous parler de tes influences et de comment tu as réussi, en quelques années seulement, à développer un style si distinctif et personnel ?

Au début mes références étaient classiques : Pierre Chapo, Charlotte Perriand, Nakashima… Mais mon regard s’élargit. Mon collègue Jonathan Cohen m’a fait découvrir le mouvement Memphis, et Instagram expose à une multitude d’approches sculpturales.

Je tends vers plus d’épure. Avant, je voulais montrer chaque assemblage. Aujourd’hui, je fais plus de tri dans mes intentions, pour garder un équilibre entre technique et esthétique.

Il y a aussi tout ce jeu d’influences subliminales : aujourd’hui, sur Instagram, on voit des centaines d’images par jour. Cela oblige régulièrement à faire du fact-checking quand on dessine, pour s’assurer qu’on n’est pas simplement en train de reproduire inconsciemment quelque chose qu’on a vu. Ça arrive : on croit avoir une idée, on pense avoir créé quelque chose d’original, mais il faut vérifier qu’on ne déforme pas simplement une idée vue ailleurs en pensant en être l’auteur. C’est le danger de cette surexposition aux images.

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Pour changer légèrement de sujet, ton travail est soutenu par une identité et une communication visuelle remarquables. Comment gères-tu cet aspect ? Tu mentionnes que tu prends de plus en plus ces aspects en charge toi-même. Qu’est-ce qui te pousse à y accorder autant d’importance ?

La photographie a toujours été importante dans ma vie. J’avais monté un labo photo dans ma salle de bain au lycée. À l’époque, je me passionnais pour le reportage, alors qu’aujourd’hui je fais des natures mortes. C’est un aspect intéressant de mon travail, même s’il peut être contraignant.

Aujourd’hui, je gère mes propres visuels : packshots épurés et photos spontanées à l’atelier, qui bénéficie d’une lumière naturelle idéale. Cette stratégie fonctionne : elle apporte des projets ambitieux et me permet d’affirmer mon identité.

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Quel est l’avenir de Quentin Pigeat à moyen terme, et celui à long terme, où te vois-tu d’ici 5 à 10 ans ?

À court terme, je travaille sur la rénovation des bureaux de DIVISION dans le 3e arrondissement de Paris, avec de grandes tables sur mesure et des aménagements en collaboration avec Atelier MAS. Je participe aussi à la Biennale Émergence en avril.

À moyen terme, l’activité grandit. Des agences d’architecture commencent à me recommander, ouvrant des perspectives excitantes pour 2025.

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Au vu de cette croissance rapide, comment envisages-tu l’avenir ? Est-ce que tu préfères maintenir une équipe restreinte de deux ou trois personnes à l’atelier, ou bien évoluer vers une structure plus importante ?

Pour l’instant, je fais appel à du renfort externe sur les gros projets. Si la croissance continue, je renforcerai l’équipe en interne. Mais l’objectif reste de préserver un équilibre entre production, création et plaisir du métier.


Pour conclure, quel conseil donnerais-tu au Quentin Pigeat âgé de 10 ans ?

Il y a des choses que j’ai comprises tardivement. L’ouverture d’esprit et la curiosité sont des qualités que j’avais naturellement, et ce sont des valeurs que j’essaie de transmettre à mes enfants aujourd’hui. La rigueur est aussi essentielle il faut se donner les moyens de ses envies. Il faut s’investir pleinement dans ce que l’on fait, tout en trouvant l’équilibre entre impatience et temps incompressible pour porter les sujets à maturité.

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Interview : Julien Derreveaux
Photography : Julien Derreveaux, Quentin Pigeat